Khaled Satour
A l’instant même où je l’ai vue
pour la première fois, cette image choquante de la barbarie m’a interpellé de manière
singulière. Il en circule pourtant chaque jour des dizaines de semblables sur
les réseaux sociaux qui nous rappellent d’autres images léguées par les
tragédies les plus sombres du siècle dernier. Elles ont en commun d’illustrer l’acharnement
avec laquelle la déshumanisation d’une communauté est mise en scène par une
autre qui prétend avoir acquis sur elle un droit de vie et de mort.
On serait tenté de prime abord de
ne voir dans la scène qui s’offre de façon si impudique à notre regard que la
énième ritualisation des pathologies bien connues de la domination
colonialiste. Mais à y regarder de plus près, on découvre ce que cette image
nous dit, à l’insu de ceux qui nous l’ont si soigneusement communiquée, de la funeste
créativité de l’Histoire qui ne se répète jamais mécaniquement, les acteurs du
chaos ayant toujours eu, quand il s’agit du pire, le génie d’innover. Nous
avons là en vérité une représentation de la barbarie sioniste à l’œuvre à Gaza
que la sémiotique de la barbarie coloniale traditionnelle ne suffit pas à
décrypter.
La torture faite spectacle
Il s’agit certes apparemment de
cette même « torture faite spectacle » dont Olivier Le Cour
Grandmaison, détaillant les méthodes de l’armée française en Algérie, a dit qu’elle
« accomplit plus sûrement ses fonctions : faire parler et
terroriser et terroriser pour faire parler en suscitant l’effroi parmi les "indigènes "
afin de leur rappeler qu’ils sont des vaincus privés de tout droit ».
Il précisait : « Parfois choisie au hasard parmi les habitants
d’un village, la victime est souvent exposée publiquement, dénudée puis frappée
pour augmenter la douleur, l’humiliation et le sentiment d’être livrée sans
défense à ses tortionnaires[1] ».
Ainsi mise en scène, la torture n’était
paradoxalement faite spectacle que dans ce huis-clos, cette terrible intimité qui
enchaînait le colonisé au colonisateur. Le spectacle était organisé pour la
seule édification de la communauté dominée, écrasée par la force brutale de
l’armée d’occupation. De sorte que cette rationalité instrumentale de
l’exaction commandait le champ de sa diffusion publique, de sa spectacularité,
le restreignant à la juste mesure de leur fonction.
Spectacle donc mais spectacle à huis-clos,
le seul dans lequel la civilisation se laissait aller à afficher sa barbarie.
Car, lorsqu’il élargissait sa propagande, le colonialisme se pliait aux
contraintes de son idéologie qui lui a fait assigner à la barbarie et à la
civilisation leurs camps respectifs, définis une bonne fois pour toutes tout au
long du 19e siècle, afin de légitimer les dévastations qu’il a causées
sur les cinq continents. L’objectif explicite de la conquête coloniale était le
don gracieux de la civilisation que l’Europe était présumée faire à des
sociétés barbares peuplées d’une humanité inférieure.
De telle sorte que, lorsque la
barbarie colonialiste, avec son cortège de crimes de masse, débordait du champ restreint
de la spectacularité qu’on lui assignait, se révélant aux opinions
publiques des « métropoles », on était obligé d’y diagnostiquer une
anomie, c’est-à-dire une éclipse intermittente de la norme fondamentale qui
régissait l’entreprise coloniale. Une morale de l’indignation qui n’était rien
d’autre qu’un déni au second degré, une habile défense du mythe contre la
réalité, donnait alors de la voix, portée tantôt par la réprobation d’un
Tocqueville affirmant que « nous faisons la guerre de manière plus
barbare que les Arabes eux-mêmes », tantôt par l’injonction vertueuse
d’un Lamartine appelant à revenir à « la guerre des civilisés ».
« Scandales coloniaux »
Mais, comme la récurrence des
abominations a fini par être de notoriété publique, on en est venu à les doter
d’une identité distinctive qui les réduisait à des pathologies bénignes
affectant le corps sain du projet colonial. Les épisodes les plus ignobles de
la terreur exercée contre des populations désarmées ont été qualifiés de
« scandales coloniaux », c’est-à-dire de ratures grossières et
importunes faites dans la tapisserie lisse et régulière tissée par l’œuvre de
civilisation.
Cela s’imposait d’autant plus que
ces ratures commençaient à être documentées par la photographie. Une première
fois, en 1889 à Bakel (Mali), le colonel français Louis Archinard commit
l’erreur de faire procéder à l’exécution sommaire et à la décapitation de
plusieurs dizaines de combattants du général résistant Ahmadou Tall devant
l’objectif d’un photographe. Le journal L’illustration a publié les
photos montrant « les corps traînés au bord du fleuve pour y être
jetés, ainsi que cinq têtes tranchées, soigneusement découpées ». Puis,
au début des années 1890, au Congo, le roi des Belges Léopold II soumettait la
population masculine du district de l’Équateur au travail forcé dans
l’extraction du caoutchouc, après avoir pris en otages les femmes et les
enfants. Ses généraux ordonnèrent que les réfractaires soient exécutés et leurs
mains coupées et collectées en guise de preuves dans des paniers. Un
journaliste britannique put filmer « des Congolais mutilés – hommes,
femmes et enfants, dont les moignons étaient bien visibles », attestant
par l’image que, pour économiser les munitions, les mutilations furent aussi
appliquées à vif. Plus tard, en 1911, un quotidien français devait publier les
clichés de pendaisons effectuées en Libye par l’armée italienne et, en 1913, L’Humanité
diffusait « la photographie de vingt têtes de Marocains exposées sur un
mur par des soldats français[2] ».
Et ce ne sont que quelques exemples parmi d’autres.
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Photo des 5 têtes de Bakel publiée par L’Illustration en 1891 |
Bien sûr, et nous ne le savons
que trop bien, la mise en image de l’horreur coloniale fut impuissante à
dissuader la sauvagerie des corps expéditionnaires, notamment en Afrique du
Nord et en Afrique sub-saharienne. Une fois que la polémique provoquée par l’épisode de Bakel fut oubliée, rien ne
s’opposa à ce que Archinald fût promu général puis élevé à la grand-croix de la
Légion d’honneur. L’accoutumance de l’opinion avait fini par éroder l’impact
des « scandales coloniaux ». De même que les scandales de la
corruption sont vécus comme des dérapages individuels justiciables du droit
commun et entièrement déconnectés de la sauvagerie capitaliste, les pires
exactions coloniales sont devenues des faits délictuels impliquant des
personnalités qu’on avait vite fait de réhabiliter plus ou moins ouvertement
sans que leur soit même retiré le mérite d’avoir fait progresser la cause de la
civilisation, bien au contraire.
Le sionisme est génocidaire
par prédétermination
La barbarie sioniste telle
qu’elle se met en spectacle aujourd’hui à Gaza se démarque de ces antécédents
européens et rien ne démontre mieux sa singularité que l’image qui a inspiré mon propos. Cette image nous dit tout de ce qui distingue le
sionisme des formes de colonialisme qui l’ont précédé. S’il s’y révèle un tel
affranchissement de la censure, de la pudeur hypocrite qui portaient ses
prédécesseurs à la dissimulation, c’est parce que le colonialisme israélien
est, dans la revendication de son horreur, en phase parfaite avec sa genèse et
son projet.
Le sionisme est en quelque sorte génocidaire
par prédétermination. Il l’est d’abord doctrinalement par le présupposé de
l’inexistence d’une population autochtone sur le territoire ouvert à sa
conquête. L’anéantissement symbolique de cette population fut la présomption
fantasmatique posée comme un préalable par ses fondateurs depuis la fin du 19e
siècle quand eurent lieu les premières acquisitions de terre par le fonds
national juif. Cet anéantissement s’exprimait dans le slogan qualifiant la
Palestine de « terre sans peuple » dont le caractère
performatif a été puissamment intégré par les concepteurs et les exécutants de
l’œuvre coloniale d’Israël.
On sait ce qu’il découle d’un tel
discours à prétention performative lorsqu’il est mis à l’épreuve du réel :
il légitime les pires extrémités de l’action violente pour mettre la réalité en
adéquation avec le fantasme. En l’occurrence, dès les années 1920, le plan
directeur tracé par les sionistes était le « transfert » de
cette population qui fut d’abord conçu comme un projet « technique »
de déplacement dans un autre pays arabe, organisé avec l’appui logistique
britannique et même américain (projet Hoover en 1945), avant de se convertir en
mission militaire, exécutée par les moyens de la terreur et dévolue notamment
aux brigades spéciales chargées de mener contre les villages des actions
nocturnes de harcèlement. « Pas un village, pas une tribu ne doit
rester », tel était le mot d’ordre[3].
Et c’est ainsi que, bien avant 1947, le terrorisme sioniste a œuvré à matérialiser
par toutes les formes du crime l’anéantissement symbolique préalable posé par
la doctrine. Et plus la réalité résistait au fantasme, plus la violence de
destruction redoublait, 75 ans de crimes de masse en attestent suffisamment.
A cet égard, l’attaque
palestinienne du 7 octobre a constitué pour les Israéliens la révolte du réel
la plus inacceptable qui soit : la protestation d’existence du peuple
palestinien qui était déjà devenue à la longue insupportable s’est soudain muée
en rébellion armée appuyée sur une volonté programmée et organisée de retourner
la violence contre la violence.
Or, Israël s’est depuis toujours
affranchi de toute prétention à l’apport de civilisation à quiconque car il s’est
édifié sur un présupposé radical qu’aucune forme antérieure de colonialisme
n’avait osé alléguer et que l’idéologie ayant présidé à l’extermination des
autochtones d’Amérique elle-même n’avait jamais formulé aussi explicitement :
celui de l’incompatibilité absolue de l’existence simultanée en Palestine de
deux peuples. La simple présence du peuple palestinien étant antinomique avec
le projet sioniste, son extermination et les multiples procédés barbares
qu’elle requiert (massacres de masse, nettoyage ethnique, voire génocide) sont
une exigence vitale : ils relèvent de la défense du droit à exister, érigé
en obsession paranoïaque.
Quand des dégénérés filment leurs abjections
Et c’est cette essence
génocidaire du sionisme qui explique la liberté avec laquelle depuis le 7
octobre les discours sur l’élimination des « animaux humains », le
massacre de tous les Palestiniens, enfants compris, le transfert des
populations jusque dans les pays africains les plus improbables, la liquidation
collective à l’arme atomique, etc., ont pu s’exprimer ouvertement.
Plus significatif, à une époque
où l’image est partagée dans le monde entier à la vitesse de l’éclair, le flot
de photos et de vidéos dans lesquels les militaires israéliens mettent en scène
sur le ton léger de l’insouciance les scènes abjectes banalisant les souffrances
qu’ils infligent aux Palestiniens comme s’il ne s’agissait que de parodies, n’a
donc pas fuité par l’effet de leur imprudence. Les exactions israéliennes sont abondamment
diffusées, notamment sur Tik Tok, par leurs auteurs qui se filment par
la même occasion sous les traits des criminels dégénérés que l’idéologie
sioniste et le discours de guerre rabbinique ont fait d’eux.
Un stand de la foire aux horreurs
La scène que j’ai reproduite
témoigne d’un paroxysme de la violence non seulement parce qu’elle donne à voir
ce qu’il peut être infligé de plus atroce à des corps humains réduits à
l’impuissance mais aussi parce que, à la différence de l’hystérie subalterne
qui anime les vidéastes de Tik Tok, c’est un ordonnancement hiératique
qui y préside. Le signe incontestable que c’est à l’échelle d’un commandement
situé quelque part dans la hiérarchie militaire israélienne qu’elle a été
conçue et réalisée.
On y voit les soldats en uniforme
réglementaire dans la posture tranquille de tenanciers d’un stand de la foire
aux horreurs, maîtres absolus de la scène qui ne semble avoir été montée et
même savamment agencée que pour les besoins de l’exposition. La scène révèle
aussi tout le « travail » préparatoire par lequel des corps sensibles
et sans défense ont été longuement tourmentés avant d’être présentés comme des
produits finis, nus, ligotés, alignés, réduits à leur plus simple expression
d’objets sans âme, étiquetés et numérotés, sur lesquels les hématomes seuls
rendent compte de la souffrance humaine qu’on leur a fait endurer. La torture
est ici « faite spectacle » de façon solennelle, officielle,
et, en violation des règles de l’ancien huis-clos colonial restreint aux
suppliciés et à leur communauté la plus proche, délivrée au monde entier.
La liberté du regard
Mais, et c’est là que je voulais
en venir, cette mise en spectacle, ces apprêtements de l’horreur et toute la
cosmétique de son emballage sont impuissants à commander notre regard. Sur
cette image, nous restons libres de voir la vérité, de voir que les soldats d’Israël
n’y apparaissent que comme des pantins désincarnés aux ordres d’une haine recuite
et que l’humanité, toute l’humanité dans sa pleine incarnation, se concentre dans
ces corps suppliciés dont la nudité et les outrages de la torture ne font que
souligner la dignité d’êtres de chair et de sang.
J’ose la comparaison avec les
premières représentations du Christ en croix et l’insistance de l’Église
antique sur la nécessité qu’elles ne gomment pas l’humanité de Jésus. « Il
faut que le peintre nous mène, comme par la main, recommandait un des
conciles de Constantinople, au souvenir de Jésus vivant en chair ».
Comme le relèvent G. Mordillard et J. Prieur, « l’expression des
terribles réalités du supplice et de ses conséquences physiques sera, à travers
la peinture, l’une des grandes conquêtes de l’humanisme (…) Dès lors, les
souffrances de Jésus, le décharnement de son corps, les boursouflures de ses plaies,
la noirceur de ses ecchymoses, ses larmes, sa sueur sont exposés sans craindre
la morbidité la plus extrême[4] ».
Oui, conjurons l’impuissance et
le désespoir que les metteurs en scène de l'infamie veulent susciter en nous.
Préservons la liberté de notre regard : la barbarie israélienne, malgré
les raffinements de sa mise en scène, ne contre-produit que l’humanité inaltérable
de ses victimes. « Humains, trop humains » sont les
Palestiniens.
[1] Olivier
Le Cour Grandmaison, Coloniser exterminer, Sur la guerre et l’Etat colonial,
Fayard, 2005, pp. 152-153.
[2]
Citations extraites de : Sylvain Venayre, Les guerres lointaines de la
paix, Civilisation et barbarie depuis le XIXe siècle, 2023, Gallimard, pp.
180 et s.
[3] Sandrine
Mansour-Mérien, L’histoire occultée des Palestiniens, 1947-1953, 2013,
Privat, pp. 95 et s.
[4] G.
Mordillard et J. Prieur, Jésus contre Jésus, 1999, Seuil, pp. 91-92.